dimanche 5 août 2018

Les assistés économiques


Un résumé de ce texte est paru le 5 août 2018 dans le Journal de Montréal et le Journal de Québec.

Le récent reportage de Sylvain Larocque nous renseigne sur l’ampleur des subventions fiscales dont bénéficient chaque année certains grands joueurs du secteur informatique, comme Ubisoft et CGI.  

Quand il s’agit de subventions aux entreprises, l’ampleur des montants en cause peut nous rendre insensibles à la valeur de l’argent. Mettons-les en perspective. Avec les quelques 90 millions d’assistance à Ubisoft par année, le gouvernement du Québec pourrait doubler le budget consacré à l’achat d’aliments pour les repas aux ainés dans les CHSLD. Chacun peut faire ce genre de rapprochement selon ses propres priorités. 

La valeur exacte des aides fiscales pourtant colossales consenties à certaines entreprises reste secrète. En 2015, la Commission d’examen sur la fiscalitéquébécoise avait recommandé au ministre des Finances de publier la liste des sociétés bénéficiaires de crédits d’impôt remboursables ainsi que les montants en cause (recommandation #68). Jusqu’à présent, le ministre des Finances a refusé cette transparence. 

L’argument de l’industrie émergente
Créés à l’époque de la bulle dot.com dans la seconde moitié des années 90, le crédit d’impôt aux affaires électroniques et celui pour la production de titres multimédia visaient à stimuler l’émergence au Québec d’une industrie appartenant à ce que nous appelions alors la « nouvelle économie ». En même temps, un volet immobilier axé sur les Cités du Multimédia et du Commerce électronique visait à revitaliser certains quartiers centraux ayant perdu des employeurs traditionnels, comme Griffintown et le Mile-End à Montréal ou St-Roch à Québec. Vingt ans plus tard, ces objectifs originaux ont été largement atteints.  Montréal figure parmi les principaux pôles de l’industrie du jeu vidéo à l’échelle internationale. Le Mile-End et St-Roch figurent maintenant parmi les hauts-lieux de la branchitude hipster en Amérique du Nord. Mission accomplie ! 

Quand les objectifs originaux d’une subvention publique ont été atteints, doit-on la pérenniser? Logiquement non, à moins de croire que l’assistance publique aux entreprises privées est la norme, et que des entreprises autonomes, c’est-à-dire suffisamment rentables sans assistance, constituent l’exception. 

C’est ce qui arriva dans le cas du multimédia et des affaires électroniques. Leurs bénéficiaires et autres défenseurs durent donc trouver une nouvelle raison pour continuer de les subventionner : les retombées économiques. 

L’argument des retombées
Plusieurs études d’impact économiqueont calculé la « rentabilité » pour l’état de ces dépenses fiscales en les rapportant aux salaires versés aux employés, aux profits générés par l’employeur, aux achats de biens et services effectués auprès de leurs fournisseurs et aux taxes et impôts prélevés par les gouvernements. Outre ces impacts directs, ces études comptent aussi les impacts indirects et induits, comme les dépenses personnelles des employés de l’entreprise subventionnée. 

Cette méthodologie, bien que répandue dans l’industrie de la consultation économique, a toujours été discutable car elle ignore les autres usages possibles des ressources humaines et financières consommées par l’activité subventionnée. L’hypothèse centrale implicite de ces études est que les ressources resteraient inutilisées si l’activité subventionnée n’avait pas lieu. Or, dans le cas du secteur informatique, cette hypothèse est de moins en moins plausible, même en région. 

Globalement, l’industrie à laquelle appartiennent les Ubisoft et CGI se porte bien; les principaux indicateurs sont au vert.À l’échelle canadienne, l’industrie de la conception de systèmes informatiques et services connexes (SCIAN 5415) a cru de 35% en termes réels de2013 à 2017), soit quatre fois plus rapidement que le PIB canadien dans son ensemble (9%). Sa rentabilité, mesurée par la marge bénéficiaire d’exploitation, se compare avantageusement à celle de l’ensemble des sociétés. Le secteur des technologies de l’informationet des communications (TIC), plus large, croit lui aussi plus rapidement que l’économie canadienne dans son ensemble. 
À l’échelle québécoise, la profession des programmeurs et développeurs enmédias interactifs (CNP 2174) présente des perspectives d’emploi meilleures que la moyenne des autres professions. De plus les conditions de travail y sont meilleures que dans de nombreux autres secteurs. 

Le nombre d’emplois à temps plein a cru à un taux annuel moyen de 1,9% de 2010 à 2015, soit plus du double que pour l’ensemble des professions (0,9%) sur la même période, selon Emploi Québec. De son côté, le salaire médian des employés à temps plein dans cette profession est de 40% plus élevé que celui pour l’ensemble des professions en 2015. De 2010 à 2015, il a cru au taux annuel moyen de 2,9% tandis, comparativement à 1,9% pour l’ensemble des professions.  

Selon le plus récent diagnostic sectoriel (2018) réalisé par TechnoCompétences, les besoins en matière de professionnels en TIC seront criants au cours des prochaines années. 

Ces données nous indiquent que le secteur informatique québécois résisterait bien à une diminution des crédits fiscaux consentis aux entreprises abonnées à l’assistance publique. Même en supposant que certains grands joueurs délocalisent une partie de leurs activités vers d’autres cieux, les travailleurs québécois mis à pied seraient vite absorbées par d’autres joueurs qui peinent actuellement à recruter. 

Une subvention à l’emploi peut se justifier temporairement pour maintenir des emplois lorsque ceux-ci sont menacés, comme dans le cas d’une récession, ou pour relancer une localité qui se dévitalise. Rien de tel ici, bien au contraire. 
Mais l’idée de laisser ainsi le marché du travail jouer son rôle autorégulateur se bute au troisième et plus récent argument des défenseurs de l’assistance aux entreprises : la concurrence fiscale. 

L’argument de la concurrence fiscale
Le Québec, tout comme l’Ontario et bien d’autres états, est engagé dans une compétition, voire une surenchère, avec ses voisins pour attirer ou retenir les entreprises qui peuvent déplacer des mandats de production d’une juridiction à l’autre.  Ces entreprises jouent les gouvernements les uns contre les autres. Par leur avidité à couper un ruban devant une caméra, certains politiciens avides les encouragent involontairement dans cette tactique. 

Toutefois, la plupart des secteurs industriels et des entreprises n’ont pas cette capacité de faire chanter les gouvernements. Dès lors, les subventions budgétaires et fiscales nécessaires pour attirer et retenir des entreprises dans les secteurs mobiles doivent être financées par des impôts plus élevés provenant des entreprises et des particuliers dans les secteurs captifs. 

Profitant de cette compétition, certaines entreprises font mine de délocaliser leur production afin d’extraire le maximum de concessions des gouvernements. Selon un reportage du New-York Times, « Over the years, corporations have increasingly exploited that fear, creating a high-stakes bazaar where they pit local officials against one another to get the most lucrative packages.  States compete with other states, cities compete with surrounding suburbs, and even small towns have entered the race with the goal of defeating their neighbours.  While some jobs have certainly migrated overseas, many companies receiving incentives were not considering leaving the country.”

Jusqu’à présent, le Québec a joué ce jeu sans vergogne. D’autres provinces et états l’ont imité.
Y a-t-il une sortie de secours à ce jeu ruineux ? Peut-être. Le nouveau gouvernement en Ontario doit maintenant trouver les moyens, de toute urgence, de réduire le déficit colossal de 12 milliards, laissé en legs par son prédécesseur. Puisque c’est un conservateur, il préférera réduire les dépenses, y compris les dépenses fiscales, plutôt que d’augmenter les impôts. Les crédits fiscaux accordés aux Ubisoft et CGI de ce monde représentent une cible de choix. En 2014, Québec a coupé de 20% plusieurs crédits fiscaux aux entreprises. 

Dans une guerre, l’épuisement de l’un des belligérants représente une occasion de faire la paix. Dans la guéguerre fiscale entre le Québec et l’Ontario, la faiblesse conjoncturelle de notre voisin représente une occasion à saisir. 

Le prochain gouvernement du Québec pourrait proposer à l’Ontario un pacte de désescalade fiscale : les deux provinces se promettraient de ne plus surenchérir l’une sur l’autre pour attirer ou retenir les Ubisoft de ce monde. Mieux : ils réduiraient en parallèle la manne qui alourdit le fardeau des contribuables et tarit le financement des services publics. 

Tandis qu’en Amérique du Nord, la concurrence fiscale entre états est toujours vive, l’Europe s’est donné un cadre pour la baliser. Les gouvernements européens ont reconnu le problème engendré par la surenchère dans l’attraction des investissements. En favorisant certaines entreprises par rapport à leurs concurrents, les aides d’État sont susceptibles de fausser la concurrence.  Les aides d’État sont interdites par le traité instituant la Communauté européenne. Des exceptions autorisent néanmoins les aides justifiées par des objectifs d’intérêt commun, par exemple pour les services d’intérêt économique général, lorsqu’elles ne faussent pas la concurrence dans une mesure contraire à l’intérêt général. Le contrôle des aides d’État opéré par la Commission européenne consiste donc à apprécier l’équilibre entre les effets positifs et négatifs des aides. 

Au Canada, la New West Partnership Agreement, un traité entre la Colombie-Britannique, l’Alberta, la Saskatchewan et le Manitoba, interdit aux gouvernements de ces quatre provinces d’offrir des aides aux entreprises pour les attirer ou les retenir aux dépens d’une autre province signataire du traité. Toutefois, les aides sont permises quand il s’agit de contrecarrer un effort de séduction par un état tiers.

La surenchère des aides est un jeu ruineux dont il faut essayer de s’extirper, en collaboration avec nos partenaires commerciaux les plus proches. Le Québec devrait s’inspirer du New West Partnership Agreement et de l’Union européenne pour développer une position visant à limiter la surenchère de subventions entre le Québec est ses principaux partenaires commerciaux, notamment l’Ontario. Le Québec pourrait proposer à l’Ontario d’en arriver à une entente semblable, possiblement dans un nombre limité de secteurs à prime abord, comme le multimédia et les affaires électroniques.  

L’exercice n’est pas simple et les parties prenantes intéressées (y compris les organismes qui administrent ou font la promotion des mesures fiscales) y résisteront certes bec et ongles. Toutefois, ce réalisme ne doit pas devenir un prétexte pour continuer de jouer le jeu de la surenchère sans le questionner. 

Après tout, si les États-Unis et l’Union soviétique sont parvenus à limiter la course aux armements, les Québec et l’Ontario devraient être capables d’atténuer les excès de la concurrence fiscale.