Le récent reportage de Sylvain Larocque nous renseigne
sur l’ampleur des subventions fiscales dont bénéficient chaque année certains
grands joueurs du secteur informatique, comme Ubisoft et CGI.
Quand il s’agit
de subventions aux entreprises, l’ampleur des montants en cause peut nous rendre
insensibles à la valeur de l’argent. Mettons-les en perspective. Avec les
quelques 90 millions d’assistance à Ubisoft par année, le gouvernement du Québec pourrait doubler le budget consacré à l’achat d’aliments
pour les repas aux ainés dans les CHSLD. Chacun peut faire ce genre de
rapprochement selon ses propres priorités.
La valeur
exacte des aides fiscales pourtant colossales consenties à certaines entreprises
reste secrète. En 2015, la Commission d’examen sur la fiscalitéquébécoise avait
recommandé au ministre des Finances de publier la liste des sociétés
bénéficiaires de crédits d’impôt remboursables ainsi que les montants en cause
(recommandation #68). Jusqu’à présent, le ministre des Finances a refusé cette transparence.
L’argument
de l’industrie émergente
Créés à
l’époque de la bulle dot.com dans la seconde moitié des années 90, le crédit
d’impôt aux affaires électroniques et celui pour la production de titres
multimédia visaient à stimuler l’émergence au Québec d’une industrie
appartenant à ce que nous appelions alors la « nouvelle économie ».
En même temps, un volet immobilier axé sur les Cités du Multimédia et du
Commerce électronique visait à revitaliser certains quartiers centraux ayant
perdu des employeurs traditionnels, comme Griffintown et le Mile-End à Montréal
ou St-Roch à Québec. Vingt ans plus tard, ces objectifs originaux ont été
largement atteints. Montréal figure
parmi les principaux pôles de l’industrie du jeu vidéo à l’échelle
internationale. Le Mile-End et St-Roch figurent maintenant parmi les hauts-lieux
de la branchitude hipster en Amérique du Nord. Mission
accomplie !
Quand les
objectifs originaux d’une subvention publique ont été atteints, doit-on la pérenniser?
Logiquement non, à moins de croire que l’assistance publique aux entreprises
privées est la norme, et que des entreprises autonomes, c’est-à-dire
suffisamment rentables sans assistance, constituent l’exception.
C’est ce
qui arriva dans le cas du multimédia et des affaires électroniques. Leurs bénéficiaires
et autres défenseurs durent donc trouver une nouvelle raison pour continuer de
les subventionner : les retombées économiques.
L’argument
des retombées
Cette méthodologie,
bien que répandue dans l’industrie de la consultation économique, a toujours été discutable car elle ignore les autres usages
possibles des ressources humaines et financières consommées par l’activité
subventionnée. L’hypothèse centrale implicite de ces études est que les ressources
resteraient inutilisées si l’activité subventionnée n’avait pas lieu. Or, dans le
cas du secteur informatique, cette hypothèse est de moins en moins plausible,
même en région.
Globalement,
l’industrie à laquelle appartiennent les Ubisoft et CGI se porte bien; les principaux
indicateurs sont au vert.À l’échelle
canadienne, l’industrie de la conception de systèmes informatiques et services
connexes (SCIAN 5415) a cru de 35% en termes réels de2013 à 2017), soit
quatre fois plus rapidement que le PIB canadien dans son ensemble (9%). Sa rentabilité, mesurée par la marge bénéficiaire
d’exploitation, se compare avantageusement à celle de l’ensemble des sociétés. Le
secteur des technologies de l’informationet des communications
(TIC), plus large, croit lui aussi plus rapidement que l’économie canadienne
dans son ensemble.
À l’échelle
québécoise, la profession des programmeurs et développeurs enmédias interactifs
(CNP 2174) présente des perspectives d’emploi meilleures que la moyenne des autres
professions. De plus les conditions de travail y sont meilleures que dans de
nombreux autres secteurs.
Le nombre d’emplois
à temps plein a cru à un taux annuel moyen de 1,9% de 2010 à 2015, soit plus du
double que pour l’ensemble des professions (0,9%) sur la même période, selon Emploi Québec. De son côté, le salaire médian des
employés à temps plein dans cette profession est de 40% plus élevé que celui
pour l’ensemble des professions en 2015. De 2010 à 2015, il a cru au taux
annuel moyen de 2,9% tandis, comparativement à 1,9% pour l’ensemble des
professions.
Selon le
plus récent diagnostic sectoriel (2018) réalisé par
TechnoCompétences, les besoins en matière de professionnels en TIC seront
criants au cours des prochaines années.
Ces données
nous indiquent que le secteur informatique québécois résisterait bien à une
diminution des crédits fiscaux consentis aux entreprises abonnées à
l’assistance publique. Même en supposant que certains grands joueurs délocalisent
une partie de leurs activités vers d’autres cieux, les travailleurs québécois
mis à pied seraient vite absorbées par d’autres joueurs qui peinent
actuellement à recruter.
Une subvention
à l’emploi peut se justifier temporairement pour maintenir des emplois lorsque
ceux-ci sont menacés, comme dans le cas d’une récession, ou pour relancer une
localité qui se dévitalise. Rien de tel ici, bien au contraire.
Mais l’idée
de laisser ainsi le marché du travail jouer son rôle autorégulateur se bute au
troisième et plus récent argument des défenseurs de l’assistance aux
entreprises : la concurrence fiscale.
L’argument
de la concurrence fiscale
Le Québec,
tout comme l’Ontario et bien d’autres états, est engagé dans une compétition, voire une surenchère, avec ses voisins pour attirer ou
retenir les entreprises qui peuvent déplacer des mandats de production d’une
juridiction à l’autre. Ces entreprises jouent
les gouvernements les uns contre les autres. Par leur avidité à couper un ruban devant une
caméra, certains politiciens avides les encouragent involontairement dans cette tactique.
Toutefois, la
plupart des secteurs industriels et des entreprises n’ont pas cette capacité de
faire chanter les gouvernements. Dès lors, les subventions budgétaires et
fiscales nécessaires pour attirer et retenir des entreprises dans les secteurs
mobiles doivent être financées par des impôts plus élevés provenant des
entreprises et des particuliers dans les secteurs captifs.
Profitant
de cette compétition, certaines entreprises font mine de délocaliser leur production
afin d’extraire le maximum de concessions des gouvernements. Selon un
reportage du
New-York Times, «
Over the years, corporations
have increasingly exploited that fear, creating a high-stakes bazaar where they
pit local officials against one another to get the most lucrative
packages. States compete with other
states, cities compete with surrounding suburbs, and even small towns have
entered the race with the goal of defeating their neighbours. While some jobs have certainly migrated
overseas, many companies receiving incentives were not considering leaving the
country.”
Jusqu’à
présent, le Québec a joué ce jeu sans vergogne. D’autres provinces et états l’ont imité.
Y a-t-il
une sortie de secours à ce jeu ruineux ? Peut-être. Le nouveau gouvernement en
Ontario doit maintenant trouver les moyens, de toute urgence, de réduire le
déficit colossal de 12 milliards, laissé en legs par son prédécesseur. Puisque
c’est un conservateur, il préférera réduire les dépenses, y compris les
dépenses fiscales, plutôt que d’augmenter les impôts. Les crédits fiscaux
accordés aux Ubisoft et CGI de ce monde représentent une cible de choix. En
2014, Québec a coupé de 20% plusieurs crédits fiscaux aux entreprises.
Dans une
guerre, l’épuisement de l’un des belligérants représente une occasion de faire
la paix. Dans la guéguerre fiscale entre le Québec et l’Ontario, la faiblesse
conjoncturelle de notre voisin représente une occasion à saisir.
Le prochain
gouvernement du Québec pourrait proposer à l’Ontario un pacte de désescalade fiscale : les deux provinces se
promettraient de ne plus surenchérir l’une sur l’autre pour attirer ou retenir
les Ubisoft de ce monde. Mieux : ils réduiraient en parallèle la manne qui
alourdit le fardeau des contribuables et tarit le financement des services
publics.
Tandis qu’en
Amérique du Nord, la concurrence fiscale entre états est toujours vive, l’Europe
s’est donné un cadre pour la baliser. Les gouvernements européens
ont reconnu le problème engendré par la surenchère dans l’attraction des
investissements. En favorisant certaines entreprises par rapport à leurs
concurrents, les aides d’État sont susceptibles de fausser la concurrence. Les aides d’État sont interdites par le
traité instituant la Communauté européenne. Des exceptions autorisent néanmoins
les aides justifiées par des objectifs d’intérêt commun, par exemple pour les
services d’intérêt économique général, lorsqu’elles ne faussent pas la
concurrence dans une mesure contraire à l’intérêt général. Le contrôle des
aides d’État opéré par la Commission européenne consiste donc à apprécier l’équilibre
entre les effets positifs et négatifs des aides.
Au Canada,
la New West Partnership Agreement, un traité entre la Colombie-Britannique,
l’Alberta, la Saskatchewan et le Manitoba, interdit aux gouvernements de ces
quatre provinces d’offrir des aides aux entreprises pour les attirer ou les
retenir aux dépens d’une autre province signataire du traité. Toutefois, les
aides sont permises quand il s’agit de contrecarrer un effort de séduction par
un état tiers.
La
surenchère des aides est un jeu ruineux dont il faut essayer de s’extirper, en
collaboration avec nos partenaires commerciaux les plus proches. Le Québec
devrait s’inspirer du New West Partnership Agreement et de l’Union européenne
pour développer une position visant à limiter la surenchère de subventions entre
le Québec est ses principaux partenaires commerciaux, notamment l’Ontario. Le
Québec pourrait proposer à l’Ontario d’en arriver à une entente semblable,
possiblement dans un nombre limité de secteurs à prime abord, comme le
multimédia et les affaires électroniques.
L’exercice
n’est pas simple et les parties prenantes intéressées (y compris les organismes
qui administrent ou font la promotion des mesures fiscales) y résisteront
certes bec et ongles. Toutefois, ce réalisme ne doit pas devenir un prétexte
pour continuer de jouer le jeu de la surenchère sans le questionner.
Après tout,
si les États-Unis et l’Union soviétique sont parvenus à limiter la course aux
armements, les Québec et l’Ontario devraient être capables d’atténuer les excès
de la concurrence fiscale.