(Paru dans Le Soleil et LesAffaires, les 21 mars et 9 avril 2005)
L’affrontement naissant entre le gouvernement du Québec et l’intersyndicale des services publics (CSQ-SFPQ-SPGQ) porte, outre la question salariale, sur les modalités de la sécurité d’emploi dont bénéficient les employés permanents de l’administration. Or, il appert que le décalage entre les salaires payés au public et ceux payés dans le privé s’explique en bonne partie la valeur monétaire de la sécurité d’emploi.
La sécurité d’emploi recouvre un ensemble de privilèges, dont la garantie offerte aux employés de ne pas être congédié par manque de travail, le droit au placement prioritaire sur des postes vacants et le maintien de leur traitement en cas de suppression de leur poste. En plus de ces privilèges inscrits dans la Loi, les conventions collectives accordent aux employés dont le poste a été supprimé ou cédé le droit de refuser, à certaines conditions, un autre poste auquel l’employeur voudrait les affecter. Par exemple, si le poste est à l’extérieur de leur catégorie d’emploi ou de leur unité administrative ou s’il est situé à plus de 50km de leur port d’attache. De fait, la garantie d’emploi est devenue une garantie de poste.
Dans la présente ronde de négociations, le gouvernement cherche à faciliter le reclassement de ses salariés d’une catégorie d’emploi à l’autre ainsi que leur re-localisation. Il souhaite aussi faciliter la cession de certaines activités, ainsi que des ressources humaines qui leur sont associées, à l’extérieur de l’administration: vers une commission scolaire, une entreprise privée ou une municipalité par exemple. Pour ce faire, l’employeur veut supprimer le droit de refus des employés, rognant ainsi sur l’un des aspects de la sécurité d’emploi.
De leur coté, les syndicats revendiquent des hausses salariales de 12,5% sur trois ans. Ils invoquent notamment le décalage de 12,3 % entre le salaire des employés de l’administration de celui des salariés du secteur privé, tel que constaté par l’Institut de la statistique du Québec.
Selon la théorie des différences compensatoires, les travailleurs accordent une valeur économique à l’ensemble de leurs conditions de travail, tant monétaires que normatives. Ils sont donc prêts à échanger une part de salaire contre une part de sécurité ou vice versa.
Au Québec, comme la sécurité d’emploi dont bénéficient les salariés du secteur public est généralement supérieure à celle dont jouissent leurs homologues dans le privé, on doit s’attendre à retrouver au public, en contrepartie, des taux de salaire inférieurs à ceux pratiqués dans le privé, toutes choses égales par ailleurs. Mais l’ampleur de cette différence compensatoire reste pour l’instant inconnue puisque nous ne disposons pas d’études qui traduisent la valeur de la sécurité d’emploi en dollars. Il s’agit pourtant d’une question clé puisque ce montant permettrait d’apprécier la légitimité des revendications salariales des syndicats.
Une étude réalisée en Australie, pays souvent comparé au Canada, apporte un éclairage intéressant. Des chercheurs y ont interrogé plus de 2000 salariés des secteurs public et privé. Pour différents taux horaires de salaire, le tableau donne trois combinaisons de salaire et de sécurité qui procurent chacune le même niveau de bien-être aux travailleurs. Ainsi, un contrat de travail comprenant tous les aspects de la sécurité d’emploi, rémunéré à 20 AUD l’heure, équivaut à un contrat doté d’une sécurité moyenne, mais rémunéré à 22,28 AUD l’heure.
L’étude montre que les travailleurs accordent une valeur importante à la sécurité d’emploi, équivalent à environ 11% de leur rémunération pour ceux gagnant 20 AUD l’heure. En appliquant cette logique au contexte québécois, il appert que le décalage salarial de 12,3 % entre les salariés de l’administration publique québécoise et l’ensemble des autres salariés pourrait notamment s’expliquer par la contrepartie monétaire de leur avantage en matière de sécurité d’emploi. Il n’y a donc pas lieu de parler de «retard» salarial du secteur public québécois par rapport au privé, mais plutôt d’une différence compensatoire, résultant du fait que les salariés du public ont implicitement troqué, au fil des ans, une rémunération inférieure à celle gagnée par leur homologues du secteur privé contre une plus grande sécurité.
En suivant cette logique – et à moins que l’une des parties ne réussisse à développer un rapport de forces lui permettant d’imposer ses vues – les parties patronale et syndicale peuvent donc aboutir à un règlement qui perpétuerait à peu de choses près le deal actuel (décalage du public sur le plan monétaire; avantage sur le plan de la sécurité). Ou alors, ils peuvent se diriger vers un nouvel équilibre, en vertu duquel les syndicats amélioreraient significativement la rémunération de leurs membres, tandis que le gouvernement obtiendrait la flexibilité qu’il recherche pour accomplir son plan de ré-ingénierie de l’État. Espérons que les parties sauront sortir, cette fois, des ornières traditionnelles.