(Paru dans LeDevoir, le 20 avril 2005)
Confrontés au casse-tête budgétaire, les gouvernements québécois successifs ont régulièrement eu recours à des contorsions comptables, à la fois dans leurs budgets et dans leurs états financiers. Pour son budget 2005-06, le gouvernement Charest s'est donné un défi houdinien: remplir sa promesse de réduire les impôts tout en accroissant les dépenses en santé et en respectant la contrainte du déficit zéro. Ce sommaire des principales contorsions aidera les analystes à vérifier, à l'occasion de la présentation du budget Audet, dans quelle mesure le gouvernement actuel a renoncé à de telles pratiques.
Manipulation du périmètre comptable
Le périmètre comptable est la liste des entités administratives dont les résultats sont reflétés dans les états financiers du gouvernement. En principe, le gouvernement doit y inclure les résultats de toutes les activités qu'il contrôle, que celles-ci soient le fait de ministères, d'organismes, d'hôpitaux, de commissions ou de sociétés d'État. Sinon, le portrait reste incomplet.
Or le gouvernement maintient les établissements du réseau de la santé, lesquels sont globalement déficitaires, à l'extérieur du périmètre comptable. Pourtant, il contrôle la plupart des variables clés de leur budget, et la santé représente la «première priorité». En 1997-98, à l'occasion d'une réforme comptable, le gouvernement du Parti québécois avait intégré au périmètre comptable la CSST et la SAAQ, qui généraient alors des surplus. En 2002, il en a retiré la CSST, qui était alors redevenue déficitaire, ce qui a eu pour effet d'augmenter ses revenus de 680 millions.
En 2004, après avoir rejeté l'augmentation des droits d'immatriculation de véhicules dissimulée dans le budget Marois, le gouvernement Charest a exclu la mission d'assurance de la SAAQ du périmètre comptable, se soulageant du coup d'un déficit de 160 millions en 2003-04.
Le fait d'inclure ou d'exclure une entité du périmètre comptable affecte significativement le solde budgétaire du gouvernement. De fait, il est certes plus facile de modifier le périmètre comptable que de s'astreindre à respecter l'équilibre budgétaire.
Dissimulation de mesures impopulaires
En principe, le budget fournit l'occasion au gouvernement de présenter à la population l'ensemble de ses choix budgétaires. Certes, il prend soin d'attirer l'attention sur les bonbons. Mais les mesures impopulaires qu'il est nécessaire d'imposer à certains segments de la population afin de financer ces mêmes bonbons sont souvent tues, voire dissimulées. La hausse des droits d'immatriculation, dissimulée dans le budget Marois de 2003, ainsi que la conversion de bourses en prêts à l'aide financière aux étudiants, enfouie dans le budget libéral de 2004, illustrent cette pratique.
La dissimulation des mesures impopulaires pose trois problèmes. Premièrement, cette pratique représente un risque pour l'équilibre budgétaire. En effet, lorsque la mesure est finalement comprise par la population et en suscite la colère, il n'est pas assuré que le gouvernement pourra effectivement en assumer le prix politique. Pourtant, il compte sur les économies ou les revenus additionnels qui y sont associés pour équilibrer son budget. La grève des étudiants illustre ce problème.
Deuxièmement, la dissimulation perpétue l'illusion selon laquelle il n'y a que des gagnants dans le grand jeu de la redistribution. Troisièmement, cette pratique constitue une forme de mépris à l'endroit des parlementaires, qui ne sont pas en mesure d'apprécier l'ensemble des arbitrages au moment d'adopter le budget.
Anticipation de revenu et report de dépenses
Dans ses rapports sur les états financiers du gouvernement, le vérificateur général du Québec (VG) a constaté plusieurs cas où les gouvernements successifs ont anticipé la comptabilisation de revenus et différé celle de dépenses. Par exemple, le gouvernement a inscrit les montants transférés en trop par le gouvernement fédéral comme un revenu de l'année 2003-04 alors que ce sont des dettes. Il a aussi inscrit comme revenu de la seule année 2003-04 la totalité des sommes placées en fiducie par le gouvernement fédéral suivant l'annonce fédérale sur la santé de février 2003 alors que ces montants visaient plusieurs années.
Du côté des dépenses, la réforme comptable de 1998 a soustrait les déboursés d'immobilisation de la colonne des dépenses d'exploitation pour les inscrire directement à la dette. Voilà une pratique normale en comptabilité d'exercice. Mais comme la Loi sur l'équilibre budgétaire contraint les dépenses d'exploitation mais non l'endettement, les déboursés d'immobilisations sont devenus une sorte d'échappatoire. Elles ont quintuplé depuis l'implantation de la réforme, passant de 209 millions en 1997-98 à un milliard en 2003-04.
De plus, cette échappatoire incite à traiter des dépenses d'exploitation comme des déboursés d'immobilisations. Ainsi, en 2001-02, le gouvernement a capitalisé les coûts relatifs à la réfection périodique du recouvrement des chaussées. Il a dû se corriger l'année suivante lorsque le VG a dénoncé cette pratique.
De telles pratiques comptables embellissent illusoirement la situation financière du moment mais aggravent l'impasse budgétaire des années suivantes. En différant des décisions impopulaires, le gouvernement s'oblige à des mesures d'austérité plus sévères à l'avenir, ce qui aura un effet déstabilisateur sur l'économie.
Optimisme excessif
L'équilibre budgétaire repose notamment sur une série d'hypothèses. Certaines sont posées lors de l'élaboration du budget, d'autres en cours d'année financière. On connaît l'importance des hypothèses relatives au taux de croissance du PIB et au taux d'intérêt, lesquels déterminent les recettes fiscales et le coût du service de la dette. Mais il y a aussi lieu de scruter d'autres hypothèses qui comportent des risques significatifs.
Par exemple, le gouvernement doit établir une provision suffisante pour absorber les pertes attendues sur les interventions financières garanties, notamment par Investissement-Québec. Il doit établir une provision réaliste pour se prémunir de créances fiscales douteuses, surtout lorsqu'il s'agit de grosses sommes. À cet égard, il faudra surveiller comment le gouvernement comptabilisera la cotisation de 1,36 milliard qu'il a envoyée au fabricant de produits de tabac JTI-Macdonald en août 2004 et qui fait l'objet d'un litige.
Il doit enfin éviter de compter indûment sur des transferts fédéraux additionnels pour équilibrer son budget lorsque ceux-ci ne sont fondés que sur des prétentions unilatérales. En 2003, le critique financier de l'opposition officielle, François Legault, avait proposé une telle contorsion.
Une loi à revoir
En recourant à des contorsions comptables pour produire un solde budgétaire nul mais factice, les gouvernements contournent la contrainte du «déficit zéro», laquelle résulte pourtant d'un accord politique obtenu à l'occasion du Sommet sur l'économie et l'emploi en 1996. Ils démontrent l'inefficacité de la Loi sur l'équilibre budgétaire.
Pour respecter le consensus social qui a donné naissance à cette loi, il est devenu nécessaire de la réviser de nouveau, selon deux axes. D'une part, il est temps de donner suite aux recommandations répétées du VG visant à adopter intégralement le cadre normatif du Conseil sur la comptabilité dans le secteur public aux fins de la présentation des états financiers du gouvernement. Plusieurs gouvernements provinciaux l'ont déjà fait.
D'autre part, il y a lieu de fermer l'échappatoire que représente l'endettement, pour des gouvernements qui voudraient contourner l'esprit du «déficit zéro», en balisant les cas dans lesquels on peut y avoir recours.