Un résumé de ce texte est paru le 14 décembre 2019 dans LaPresse.
L’ONU
signalait récemment que plusieurs pays, dont le Canada, n’étaient pas en voie
d’atteindre les cibles de réduction de GES à l’horizon 2030 auxquelles ils
s’étaient engagés dans l’accord de Paris, en 2015. À Madrid, elle demande à ses
pays membres de rehausser ces objectifs. Pendant ce temps, au Canada, on se
demande comment remplir les engagements que nous avons déjà pris pour 2030, mais
que nous n’arrivons pas à tenir.
Plus
particulièrement : quel prix faudrait-il mettre sur l’émission d’une tonne
de carbone pour inciter les Canadiens à modifier suffisamment leurs
comportements pour atteindre les objectifs de réduction ? À l’été 2019, le
droit d’émettre une tonne de GES se transigeait autour de 23$ sur le marché québécois. Selon la politique fédérale, le prix minimum doit passer à 50$
la tonne en 2022. Dans son plus récent rapport, la Commission de l’écofiscalité a calculé que
ce prix devrait atteindre 210$ la tonne en 2030 pour que le Canada puisse respecter
les engagements de réduction des GES qu’il a pris dans le cadre de l’accord de
Paris.
Pour
traduire la taxation du carbone dans la réalité quotidienne des gens, rappelons
qu’à 20$ la tonne, la tarification actuelle équivaut à 4,4 cents le litre
d’essence (que les automobilistes paient déjà). À 50$ la tonne, le prix de l’essence
augmenterait de 7 cents le litre par rapport au niveau 2019. À 210$ la tonne, il
augmenterait de 42 cents le litre. Un plein d’essence pour une berline moyenne passerait
ainsi de 75 à 100$.
Dès lors,
se pose la question : quel prix les Québécois et les Canadiens sont-ils
prêts à payer pour limiter les changements climatiques ? Autrement dit :
quel est le prix de nos convictions ? Minoritaire, le gouvernement Trudeau
vient de reporter de deux ans le moment auquel il devra répondre à cette
question.
Un an après
l’effet de toge du « Pacte pour la transition » (novembre 2018), une saison après
l’euphorique marche pour le climat (septembre 2019), l’on pourrait penser que le
fruit est mûr. Ou peut-être pas : en décembre 2018, un sondage a trouvé que seulement 40 % des répondants étaient
prêts à payer le litre d'essence plus cher en raison de cette taxe. Aux
dernières élections fédérales, le principal porteur de l’idée de taxer le carbone,
soit le Parti libéral du Canada, a perdu des voix et des sièges, notamment dans
les circonscriptions périurbaines et rurales.
Dans ces
conditions, vaut-il mieux renoncer à taxer le carbone, trop impopulaire, et compter
plutôt sur les deux autres outils de politique publique, soit la réglementation
applicable aux industriels (ex : cimenteries) et les subventions à l’achat
de produits écoénergétiques (ex : voiture électrique), dont les impacts
sont moins visibles aux électeurs? Selon la Commission de l’écofiscalité et la
plupart des économistes, ce serait là une erreur couteuse, car ces deux autres
outils sont moins efficients que la taxation.
Plus une
taxe est visible, plus les ménages et les entreprises s’efforcent de l’éviter.
Ils modifient leurs habitudes de consommation et leurs choix d’investissement
en faveur de pratiques, de produits et de services plus sobres en carbone.
Chaque ménage et entreprise réagit par des gestes adaptés à sa situation
particulière, ce qui est plus efficient que des mesures réglementaires. Parmi
les trois outils de lutte contre les changements climatiques, c’est la taxation
qui permet la croissance économique la plus élevée.
Si la taxation
accrue du carbone est l’outil de premier choix d’un point de vue économique, le
gouvernement devra, pour y parvenir, trouver un chemin à travers un champ de
mines politiques.
En France,
le mouvement « ras le bol » des Gilets jaunes, issu de la
« France d’en bas » fut déclenché par la hausse, en 2018, sous la
présidence Macron, de la « Taxe intérieure de consommation sur les
produits énergétique », et notamment de sa composante carbone, laquelle
fut instaurée en 2014 sous la présidence Hollande.
Le défi consiste
donc à concevoir la taxation du carbone de manière à la rendre acceptable à une
majorité durable de l’électorat canadien -- sans entrainer à sa perte le parti
politique qui s’en fera le porteur. C’est à ce défi énorme, de nature
proprement politique, que veut contribuer cette réflexion.
L’arène rhétorique
Circuit
fermé ‑ Le premier engagement
à prendre pour atténuer l’opposition à une taxation accrue du carbone est qu’elle
n’alourdira pas le fardeau fiscal global des contribuables. Pour ce faire, l’ensemble
des recettes additionnelles qu’elle générerait devraient leur être retournées.
Cette
approche existe déjà. En Colombie-Britannique, le gouvernement Campbell
(nommément « Libéral », mais à droite du NPD) a choisi en 2008 de retourner
aux contribuables la totalité du produit de la taxe sur le carbone à travers
cinq mesures d’allégement fiscal visant les particuliers et les sociétés. Dans
son programme « Incitatif à agir pour le climat », entrée en vigueur
en 2019, le gouvernement Trudeau retourne aux particuliers 90% des recettes de
la taxation du carbone dans les quatre provinces où elle s’applique, sous forme
de paiements de transferts.
La
neutralité fiscale est importante sur le plan politique. Au Canada comme dans
toutes les démocraties, la gauche et la droite se livrent une lutte permanente
pour augmenter ou réduire l’empreinte de l’état dans l’économie et la société. Pour
rallier une majorité politique durable, au-delà des partis de gauche qui
l’appuient déjà, la taxation du carbone ne doit pas ressembler à un cheval de
Troie qui fera augmenter l’empreinte de l’État.
La
compensation peut prendre la forme de réductions d’impôt sur le revenu (typiquement
un crédit d’impôt remboursable) ou de paiements de transferts. Tout comme la
Commission de l’écofiscalité, nous privilégions les réductions d’impôt, qui
stimulent davantage la croissance que des paiements de transfert. Mais comme
une partie des ménages ne paient pas d’impôt sur le revenu ou ne produisent pas
une déclaration de revenus, la formule idéale sera sans doute une combinaison
des deux.
Au Québec – L’approche en circuit fermé préconisée
ici se distingue de celle qu’a adoptée par le Québec jusqu’à présent. Quand le
gouvernement Charest a instauré la « redevance sur les carburants et
combustibles fossiles » en 2006, les recettes sont allées dans le Fonds
Vert destiné à financer des dépenses publiques prétendument associées aux changements
climatiques. On connaît la suite : le Fonds Vert est devenu un « buffet » auquel se sont servis les
ministères et organismes cherchant à financer des projets dont l’impact sur la
réduction des GES était souvent discutable, parfois marginal. Le Vérificateur général du Québec et le Commissaire au développement
durable ont vertement critiqué la gestion du Fonds Vert à plusieurs reprises, à
partir de 2012.
La réforme du Fonds Vert proposée par l’actuel
gouvernement caquiste ne s’écarte pas de l’approche libérale. Elle déplace vers
le ministre de l’Environnement le pouvoir de choisir les projets financés par
le Fonds Vert, en change le nom, mais maintient le choix fondamental d’utiliser
le produit de la taxation du carbone pour financer des dépenses ou des
investissements reliées aux changements climatiques, plutôt que de le retourner
aux contribuables.
Si le
Québec devait augmenter la taxation du carbone (que ce soit à travers le
mécanisme du SPEDE ou par une nouvelle redevance) tout en maintenant l’approche
actuelle au niveau de l’utilisation des recettes, cela accentuerait la
disjonction entre les électeurs qui paient cette taxe (les grands consommateurs
d’essence, notamment), d’une part, et ceux qui bénéficient des investissements
en transport collectif (les résidents des zones urbaines et quelques banlieues),
d’autre part. D’un point de vue politique, c’est exactement ce qu’il ne faut pas
faire.
L’arène électorale
L’approche
en circuit fermé, à l’échelle du Québec et du Canada, affaiblirait l’opposition
idéologique à la taxation accrue du carbone. Cela est nécessaire, mais pas suffisant
pour rallier les électeurs à l’échelle des circonscriptions électorales, là où
se gagnent et se perdent les majorités parlementaires. Ceux-là se préoccupent
davantage de l’impact d’une politique sur leur portefeuille, peu importe son
idéologie sous-jacente.
Même si une
taxation accrue du carbone était globalement fiscalement neutre, il reste qu’elle
aurait des impacts inégaux dans la population (et dans l’électorat) en raison de
la consommation inégale de produits et services générateurs de GES. Ainsi, si
les recettes additionnelles étaient retournées aux contribuables de manière uniforme,
ou même si le retour était modulé selon la taille du ménage ou le revenu, cela
entrainerait une redistribution vers les citadins. Les résidents des villes
centres, où le transport collectif est développé, seraient favorisés par
rapport à ceux des banlieues et des régions où l’usage de l’automobile est plus
répandu et plus intensif.
Pour être
acceptable à une majorité parlementaire durable, une taxation accrue du carbone
doit être acceptable aux électeurs, non seulement dans les circonscriptions urbaines
de Montréal, Québec, Ottawa ou Toronto, mais aussi au pays des Dodge Caravan
(le 450 au Québec ou le 905 en Ontario) et des F-150 (le 819 au Québec ou le
705 en Ontario).
Les
gouvernements devraient donc s’efforcer de moduler la compensation de manière que
l’augmentation généralisée de la taxe sur le carbone soit accompagnée, en même
temps, d’un avantage fiscal ou d’un paiement de transfert à l’avantage des groupes
régionaux (les banlieusards, les ruraux) ou occupationnels (les métiers de
construction par exemple qui ont besoin d’une fourgonnette), de manière que son
effet net soit à peu près nul, à prime abord, pour chacun de ces groupes d’électeurs.
Le schéma
suivant est adapté de la « Figure 1 » dans une étude de la Chaire en fiscalité et en finances
publiques de l’Université de Sherbrooke. La Figure 1 originale présente le scénario
« sans compensation » et « avec compensation égale »; nous y
avons ajouté le scénario « avec compensation modulée ». L’étude ne caractérise
pas les ménages A et B, sauf pour les distinguer selon l’ampleur de leur
consommation de carbone. Supposons maintenant que le Ménage A demeure dans une
ville centre. Ses membres travaillent à proximité de leur domicile et s’y
rendent en transport collectif, dont le coût est peut-être partiellement
financé par le Fonds Vert. Supposons que le Ménage B demeure dans une banlieue
de la première ou seconde couronne d’une grande ville. Les membres majeurs de
ce Ménage B possèdent chacun une automobile pour se rendre à leur travail ou
leur établissement d’enseignement. Supposons enfin qu’hormis leur lieu de
résidence, les ménages A et B sont égaux en moyens et appartiennent tous deux à
la fameuse classe moyenne que tous les partis politiques tentent de séduire. Dans ce cas de figure assez répandu, le
scénario « avec compensation égale » entraine un gain immérité (windfall
gain) de 10 unités de pouvoir d’achat au Ménage A, même s’il ne change rien
à ses habitudes de consommation de carbone. Il pourrait même, avec ce revenu
additionnel, augmenter sa consommation de carbone. Dans ce scénario « avec
compensation égale », le Ménage B perd 10 unités de pouvoir d’achat et devra
modifier ses habitudes pour compenser cette perte. Le prix de nos convictions
est payé par le Ménage B. On imagine aisément comme cette politique serait
perçue dans les circonscriptions électorale du 450 ou du 819 : conçue par des
citadins…pour des citadins.
Dans le
scénario « avec compensation modulée » proposé ici, les ménages A et
B reçoivent chacun une compensation conçue pour égaler à peu près la taxation
accrue qui leur est imposée. Ils pourraient certes tous les deux choisir de ne
rien changer à leurs habitudes de consommation et d’investissement et ne
subiraient alors aucune perte de pouvoir d’achat. Toutefois, ils pourraient
tous les deux gagner du pouvoir d’achat en modifiant leurs habitudes de
consommation de carbone.
Le
programme fédéral « Incitatif à agir pour le climat » bonifie le paiement de transfert
de 10% pour les ménages résidant hors des régions métropolitaines de
recensement (RMR). En cela, il s’inscrit parmi les scénarios « avec compensation
modulée ». C’est un pas dans la bonne direction, mais trop timide. Il
faudrait accentue la modulation et en introduire une à l’intention des groupes
occupationnels grands consommateurs de carbone.
En
supposant que cette approche en circuit fermé entraine un déplacement
significatif de la consommation en faveur de biens et services plus sobres en carbone,
cela entrainerait à terme une diminution des recettes fiscales reliées à sa
taxation. Si les mesures compensatoires restaient intactes, cela contreviendrait
au principe de neutralité fiscale et pourrait éventuellement déséquilibrer les finances
publiques. Pour prévenir ce problème, un gouvernement pourrait au départ
annoncer leur réduction graduelle des compensations, qui commencerait après quelques
années de plein effet (sunset clause). La durée en plein effet pourrait correspondre
par exemple à la durée moyenne de possession d’une automobile. Ainsi, les
agents économiques qui modifient leur comportement hâtivement (early
adopters) réaliseraient un gain net, tandis que les retardataires (laggards)seraient
désavantagés sur le même horizon.
La
fiscalité regorge déjà de crédits d’impôt ou de déductions sur lesquels on peut
prendre exemple pour moduler les compensations. Par exemple, il existe dans les
lois fiscales canadienne et québécoise une « déduction pour les habitants
d’une région éloignée ». On peut imaginer un avantage semblable visant les
MRC ou les municipalités où le transport collectif est peu développé. De même,
il existe dans la fiscalité québécoise des particuliers une « déduction
pour les dépenses d’outillage des gens de métier » pour « reconnaître que
certains gens de métier sont tenus d’assumer le coût d’acquisition des outils
qu’ils doivent utiliser dans le cadre de leur emploi. » On peut imaginer
un avantage fiscal semblable visant les entrepreneurs et travailleurs dans les
métiers et occupations (comme les métiers de la construction) qui nécessitent
habituellement un véhicule plus énergivore tel une fourgonnette.
L’inconvénient
de ce genre de ciblage fiscal est qu’il invite des efforts de lobbying de la
part de toutes sortes de groupes d’intérêt territoriaux, sectoriels ou
occupationnels pour obtenir une compensation fiscale. On peut imaginer le
député ou le maire d’une circonscription ou d’une ville de la première couronne
de Montréal, où le transport collectif est moyennement développé, faire
pression pour que son territoire soit inclus, avec les régions plus
périphériques, dans le groupe de ceux bénéficiant d’une mesure compensatoire de
portée territoriale. Bien que de telles pressions puissent aboutir à quelques
excès, c’est à ce prix que l’on réussira à augmenter la taxation du carbone
tout en évitant d’aggraver le clivage politique entre le Canada et le Québec urbains,
d’une part, et celui des banlieues et des régions d’autre part.
Conclusion
Si nous
voulons rehausser la taxation du carbone et tenir nos engagements en matière de
réduction de GES, il va falloir concevoir cette taxe de manière à la rendre
acceptable à une majorité électorale dans le paysage politique québécois et canadien.
Selon l’adage, la politique est l’art du compromis. Le modèle de taxation
« en circuit fermée avec compensation modulée », proposé ici pourrait
être à la fois à la fois efficace par rapport à son objectif et politiquement
viable.