« La première victime d'une guerre, c'est la Vérité » écrivit Rudyard Kipling. Et c’est ce que l’on observe encore ces jours-ci dans la guerre livrée par les artistes et les fonctionnaires de la culture contre les coupes du gouvernement conservateur.
La vidéo « Culture en péril » (vue 500 000 fois sur YouTube) traite du sujet sur le registre de l’humour mais se termine sur un plan prétendument factuel. Une voix hors champ nous renseigne: « Chaque dollar investi dans les industries culturelles rapporte onze fois plus en bénéfices directs ou indirects ». L’affirmation est attribuée au Conference Board qui en août a publié une étude sur le secteur culturel canadien.
Cette étude a été largement récupérée par les critiques des coupes. Or, l’affirmation citée par la vidéo ne s’y trouve nulle part. Qui plus est, l’étude identifie sept « moteurs de l’économie créative ». Parmi ceux-ci, aucun n’a trait au soutien public aux arts. Voilà déjà un silence éloquent.
Pour en arriver à leur affirmation, les auteurs de la vidéo manipulent frauduleusement les chiffres de l’étude.
L’étude note que les différents paliers de gouvernement au Canada ont dépensé pour 7,9 milliards $ dans le secteur culturel en 2007. Elle calcule par ailleurs que ce secteur pèse pour 84,6 milliards $ dans le PIB si l’on compte ses impacts directs, indirects et induits. Pour illustrer, l’effet direct, c’est le revenu des créateurs. L’effet indirect, c’est une part du salaire de l’imprimeur qui imprime les affiches du spectacle, ainsi qu’une part du salaire du papetier qui en fabrique le papier. Enfin, l’effet induit, c’est une part du salaire de l’épicier chez qui le créateur, l’imprimeur et le papetier font leur courses, de même qu’une part du salaire du coiffeur chez qui cet épicier se fait tondre, et ainsi de suite. En additionnant tous les revenus provenant des multiples cycles de production et de consommation, on arrive à 84,6 milliards $. En divisant cette somme par la dépense publique, on trouve un rapport de onze pour un.
Le Conference Board ne fait pas ce calcul erroné. Mais cela n’empêche nullement les auteurs de « Culture en péril » d’affirmer que l’investissement public « rapporte » onze fois sa mise à l’économie. L’UDA, entre autres, en a tiré une conclusion semblable.
La principale faille dans ce raisonnement, c’est que toute dépense publique est forcément financée par un prélèvement ailleurs dans l’économie. Si les 7,9 milliards $ étaient restés dans le poches des contribuables, ceux-ci les auraient dépensés autrement. L’imprimeur, le papetier, l’épicier et son coiffeur auraient quand même travaillé, mais pour d’autres clients. Les créateurs et les entrepreneurs culturels auraient produit moins d’œuvres, mais auraient sans doute quand même travaillé ailleurs dans l’économie. Les gouvernements auraient récolté les mêmes taxes et impôts (ou presque) sans avoir eu à « investir » un cent.
La seule façon qu’une dépense publique en culture puisse être réellement rentable pour une société serait si elle provoquait l’arrivée au pays de touristes, d’immigrants ou d’investissements étrangers, ou si elle entraînait des exportations de biens et services culturels dont la valeur, nette des coûts, était supérieure à la dépense publique. Le hic, c’est que personne n’est capable de mesurer si ces apports en devises et en talents étrangers résultent véritablement de la dépense publique ou s’ils n’auraient pas eu lieu de toute manière pour d’autres raisons. Ce flou donne lieu à toutes sortes de prétentions invérifiables, comme celle à l’effet que les représentations de groupes culturels canadiens à l’étranger provoquent un accroissement du tourisme ou des exportations.
Défendre le soutien public au secteur culturel par l’argument des retombées, c’est travestir l’analyse économique. Et c’est aussi lâcher la proie pour l’ombre : car si les Canadiens choisissent de maintenir le soutien public à la culture, ce devrait être au nom de la valeur artistique des œuvres, et non pour protéger le bacon des uns et des autres.